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Vance Aandahl

" L’homme sur la plage "

Un thème classique de la science-fiction : le naufragé solitaire sur un monde lointain. Un traitement poétique qui procède de l’art pictural dans la description de la Planète de Sang. Une ambiance lyrique et pénétrante...

Il y avait trente lunes, chacune d’elles avait trente lunes et toutes ces lunes brillaient dans la nuit comme des perles sur une nappe de velours et toutes se reflétaient dans les vagues, non pas des vagues d’eau mais de quelque chose d’autre, quelque chose que nul ne pouvait comprendre. Les vagues étaient pourpres, comme le sang, et la clarté des lunes ourlait d’argent leurs crêtes; de pourpre et d’argent, battant au rythme incessant de la mer sans fin, lourdes, épaisses, huileuses, elles n’étaient pas faites d’eau mais plutôt de la substance même de la planète, liquide visqueux pareil au sang de quelque système circulatoire externe. Quoi que ce pût être, il devait exister un rapport car on avait parfois appelé la planète la Planète de Sang. La plage entière était faite de sable rouge. Les vagues pourpres venaient la baigner et le sable rouge les buvait. Il n’y avait que le scintillement des lunes dans le ciel, sur les vagues et sur la plage, et peut-être aussi sur le dos d’Alan Bronson, car il était perdu là, aussi étrange que cela puisse paraître et marchait sur la plage de la Planète de Sang.

- " Moi, perdu ici seul sur la plage rouge de cette terre de danger, et personne pour m’aider, personne pour m’aider... "

D’abord il y avait eu les chants, puis les tambours, puis les feux à l’horizon rouge, puis les nitramligs étaient arrivés en dansant pour tout détruire avant de repartir en dansant. Et il n’était plus rien resté. Alors il avait marché au-delà du temps, en quête de l’image sacrée d’un autre homme, mais il n’avait rien trouvé, car il n’y avait que le clair de lune, ce grand clair de lune, et les vagues, toutes les vagues et le sable, tout ce sable; rouge, pourpre et nacré mais rien de vert, de tendre, de doux, comme il y avait eu autrefois. Et il marchait.

- " Moi perdu. S’il vous plaît... "

Rien ne vint à son secours, car il n’y avait rien, que le ciel et la mer et la terre, et peut-être les nitramligs, mais pas d’hommes. Il n’y avait qu’Alan, qui marchait sur la plage, qui rêvait aux choses passées, seul : il y avait eu une fille, une fille à la peau brune et aux cheveux couleur de noisettes. Il l’avait trouvée cachée dans un nid d’herbe verte et de fleurs blanches, elle nattait ses cheveux et chantait doucement une ballade mélancolique. C’était une époque aux longs étés et aux nombreux carnavals - une époque de ménageries de verre, de citronnade, d’insectes innombrables. Il y avait eu aussi une autre époque, toute pleine de la chute des feuilles brunes et déchiquetées - une époque de cieux gris, d’averses orageuses, et de citrouilles croustillantes. Il se souvint des deux chiens qui avaient nagé à côté de son bateau sur un certain lac. L’un était un bâtard blanc tacheté de noir, l’autre un retriever à la robe dorée, gras et indolent. Tous les deux avaient ri (les chiens savaient rire alors) lorsqu’il les avait caressés. Il y avait eu d’autres époques, mais il ne pouvait plus se souvenir de telles choses.

- " Certains disent, homme fait de chair sang os cerveau. Mais moi, moi je n’ai que des souvenirs, rien d’autre. Moi, des souvenirs. Quand les souvenirs disparaissent, je disparais. Mais personne pour m’aider, personne pour m’aider... "

Soudain, il s’aperçut qu’il était en face d’un grand rocher cramoisi qui s’élevait de la plage comme l’échine de quelque créature géante des temps révolus ou à venir. Il était écarlate et couleur de rouille, strié de grandes coulées de rubis. Il scintillait dans la lumière des multiples lunes, monument tourmenté élevé à la brutalité sans merci de la Planète de Sang. Alan, troublé par cet obstacle s’arrêta devant le rocher. Finalement, en soupirant, il s’appuya contre un rempart de pierre magenta et fixa ses empreintes sur le sable - des empreintes qui erraient sans but vers une éternité d’espace, de temps et de rêves...

Il y avait eu un port spatial, le meilleur de tout l’univers, plein de tous les divertissements, toutes les joies, toutes les peines, toutes les perversions... tous ces plaisirs transformés auxquels l’imagination féconde de l’humanité avait donné naissance. Il y avait alors de grands palais et des tours dont chaque salle offrait des distractions différentes, et dans de vastes quartiers un peu à l’écart, des ruelles sordides remplies de bars. Il y avait de grands parcs d’attractions, des dômes de plaisir, des circuits de vitesse, et des gens qui vous tuaient si vous vouliez éprouver cette sensation... des gens, des gens de toutes les couleurs, de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les opinions. Et d’autres choses encore, des choses qu’on gardait dans les zoos, et des choses qui hurlaient en courant le long des rues pleines de monde. Dans ce port spatial, Alan avait passé cinq heures affolantes à faire l’amour, à se battre, à boire. Puis comme il s’était arrêté devant l’auberge borgne de Comment, déjà ? Un vieil homme lui avait dit : " Un, deux, trois, on est là pourquoi ? " Puis le vieil homme avait gratté sa tête sale, il avait éternué une fois et mâchonné, puis, traînant les pieds, il avait disparu dans la foule en pleurant. Alan s’était arrêté un instant et une pensée lui avait traversé l’esprit : " On est là pourquoi ? Bonne question. "

Alan sentit une douleur dans la jambe. Un crabe (ou quelque chose qui y ressemblait) lui mordillait le genou. Lentement, péniblement, il ramena sa jambe vers son corps, enleva le pillard de son festin et le regarda se tortiller dans sa main. " Tu veux seulement vivre... comme moi... aussi je ne te tuerai pas. Qui peut dire moi meilleur que toi ? Personne. Aussi je ne te tuerai pas. " Il jeta dans les vagues pourpres le crabe qui disparut. Puis il se leva en trébuchant et contourna le grand rocher rouge. Il avançait en traînant les pieds, d’abord un pied, puis l’autre, vers un nuage brumeux de liberté et de bonheur que son esprit fiévreux pouvait voir, mais pas ses yeux : ils ne voyaient que la plage, la plage rouge et la mer avec ses vagues cramoisies que nul ne pouvait comprendre et le ciel noir empli de lunes - que ces choses, ces choses éternelles de la planète de sang.

Autrefois, il y avait eu d’autres choses tout aussi éternelles : la noblesse de la quête de l’homme dans l’univers et la promesse d’éternité que semblait garantir une aussi noble émigration. Il y avait aussi la sagesse sévère de son instructeur à l’Académie, un homme de haute taille, aux cheveux d’argent et aux yeux bleus d’azur. " Vôtres : les étoiles, " avait dit cet homme, et ces mots étaient lourds de sens et de grandeur : " Vôtres, les étoiles et la grandeur... "

Il y avait l’uniforme des Terriens, couleur de ciel bleu et d’une beauté infinie, pour qui il s’était battu et qu’il avait appris à aimer. Et il y avait la silhouette élancée d’un vaisseau de l’espace, symbole indestructible de la quête de l’homme à travers l’espace. Tout cela avait duré longtemps, mais à présent il n’y avait plus que les fragments à demi effacés d’une mémoire agonisante.

Autrefois, à l’approche du départ, il avait rencontré un aveugle, un luthiste du nom de Bue qui avait perdu la vue quelque part au-delà de Bételgeuse. Ils s’étaient rencontrés dans le salon d’une luxueuse fusée de ligne dont le grand oeil de verre montrait le néant infini de l’univers tandis qu’ils dérivaient dangereusement, quelque part entre deux soleils. Alan avait été frappé par l’ironie de cette étrange séparation entre l’opulence et le vide grâce à cette unique membrane, fine et transparente. Le luthiste, un homme au corps tordu, aux membres épais et à la silhouette mince, couronné d’une crinière de cheveux blancs comme neige, avait approuvé avec un sourire hésitant en se léchant les lèvres du bout de la langue.

- " Vous jouez aux échecs ? Je suis aveugle mais je peux jouer échiquier imaginaire. Excellent. "

- " Bien sûr. "

Ils avaient joué, Alan se servant d’un échiquier, le luthiste, de son esprit.

- " Pourquoi étoiles ? "

- " Important, " avait répondu Alan. " Important et bien. "

- " Importance seulement jugement subjectif. Trouverez jamais importance absolue. Pas d’importance absolue. "

- " Pourtant - importance personnelle significative. "

- " Oui, significative, mais aussi passagère. Importance aujourd’hui, néant demain : homme gros, fantôme mince. "

- " Ou pas de fantôme. "

- " Oui. ou pas de fantôme. "

Des fantômes, c’est ce qu’ils étaient maintenant, spectres immondes de la plage qui voletaient autour de sa tête ivre et chantaient son oraison. Avec un rire rauque, il but les dernières gouttes de sa réserve d’eau. Derrière lui, il y avait un chemin démentiel marqué par les empreintes de ses pas et de son ventre. Devant lui, il y avait un autre chemin, moins démentiel certes, mais beaucoup plus terrible : il avait tourné en rond pour revenir à son point de départ. L’océan était un lac et il en avait fait le tour. Alan poussa un cri étouffé en trébuchant et il toucha la carcasse brisée de ce qui avait été un vaisseau spatial. Il souleva des éclats de métal, et mêlés au métal, il y avait les os de ses compagnons de voyage.

Ils avaient atterri sur la plage et ils étaient descendus dans la nuit sans fin de la Planète de Sang. L’air était agréable, et ils s’étaient redressés dans toute leur gloire, heureux d’être des hommes puissants comme des dieux, conquérants des étoiles. Alors la musique aiguë des tambours de la horde nitramlig était montée à l’horizon et les hommes de la Terre avaient courbé l’échine. Tel un enfant effrayé par les ombres d’une pièce sombre, ils avaient eu peur du chant des nitramligs, ce chant étranger qui s’était joint aux tambours pour glisser sur l’horizon rouge. Enfin, tenant haut leurs bannières dans le ciel noir, les nitramligs étaient arrivés; ils tombaient par centaines, mais ils arrivaient par milliers. Seul Alan s’était échappé, échappé seulement pour faire le tour, en sept jours, d’un lac de sang, pour revenir une fois encore sur la scène du massacre de ses compagnons...

Il avait exploré la dernière impasse, il avait trouvé sa fin ignoble. Il s’enfonça dans le sable de la plage rouge que baignait à jamais la pulsation de la mer pourpre à jamais argentée par la lumière des neuf cent trente lunes. Il s’endormit.

Au matin du jour suivant, un vaisseau arriva. Lorsque les hommes l’éveillèrent en le secouant doucement, il roula sur le dos et fixa le vide d’un air pensif. Au bout d’un moment, il leur dit : " Un, deux, trois, on est là pourquoi ? " Puis il gratta sa tête sale, éternua une fois, et se retourna; il resta étendu, le visage dans le sable, et pleura...

 

Traduit par Michèle Santoire

Titre original : The man on the beach.